Comme pour les législatives, la bipolarisation est consacrée à la présidentielle et deux principaux blocs s’en dégagent. Au-delà des fièvres idéologiques qui s’en sont saisi, le corps électoral tunisien semble obsédé par la nécessité d’équilibrer le paysage politique.e deuxième tour qui s’impose pour départager les deux finalistes de l’élection présidentielle ne fait qu’amplifier la portée historique de ce scrutin. Arbitré par le suffrage universel libre et transparent, il vient couronner le combat de générations de Tunisiens attachés à leur droit de disposer souverainement de leur destin. Désormais, l’ère des plébiscites, de la corruption de la volonté populaire par le moyen de fraudes massives, des scores surréalistes de 99% est bel et bien derrière nous. La leçon est presque parfaite et, en tant qu’apprenants, les Tunisiens sont loin de passer pour des cancres.
Bien qu’il ait réduit le parti de M. Marzouki, le CPR, à une existence précaire et quasi groupusculaire, il a offert au Marzouki-Candidat une assise électorale qui lui assure dignement une place au deuxième tour. Quelle « alchimie » politique a rendu ce scénario possible ? La volonté d’équilibrer la scène politique y est pour une part. Mais l’habileté de la campagne du Président-candidat n’y est pas étrangère non plus. Étant conscient de l’érosion dramatique de son « capital symbolique » auprès de la société civile et des sensibilités dites modernistes et démocrates, il a préféré s’en aller chasser sur les terres islamistes, ne reculant face à aucune borne fut-elle salafiste radicale. Le discours « révolutionnaire » avait mission d’attirer vers lui les jeunes, frange de la population particulièrement travaillée par divers discours de combat et dont la situation de précarité et l’injustice qu’elle n’a cessée de subir, rendent vulnérable et perméable à tous les appels exaltés. Les terres du ressentiment ne manquent pas. Elles se mesurent à l’étendue de l’abandon et de la marginalisation dans lesquelles des régions entières ont été larguées depuis l’indépendance et le candidat Marzouki a su les labourer à son profit.
Néanmoins, à la lecture des résultats de ce premier tour, son électorat semble recouper amplement celui d’Ennahdha, lequel, bien qu’il s’en défende, apparait bien engagé dans la bataille. Le serait-il malgré lui ? Ses militants et ses sympathisants ont-ils fait fi de ses discours bien inspirés sur sa neutralité supposée dans le combat présidentiel en cours ? Certes, il n’y a pas lieu de confondre les électeurs avec des troupes disciplinées prêtes à obéir en toutes circonstances aux injonctions des chefs, mais, faut-il en convenir, les messages de certains dirigeants du parti islamiste étaient clairement défavorables au candidat de Nidaa Tounes.
En tout état de cause, le vote islamiste massif au profit de M. Marzouki ne fait aucun doute bien qu’il revêt un caractère provisoire et ne peut guère être considéré à son profit comme une assise électorale solide et durable. Car il n’aurait pas été possible si le mouvement Ennahdha avait présenté son propre candidat.
Une fois assuré de son assise « identitaire » et « révolutionnaire », M. Marzouki semble élargir son angle de tir. Moins de trois heures après l’annonce des estimations de sortie des urnes – qui se sont avérées hélas plus qu’approximatives, nous y reviendrons –, M. Marzouki a fait appel à «toutes les forces démocratiques », à se rassembler autour de lui au deuxième tour, pour empêcher le retour de la « machine de la répression et de la falsification». Ainsi, espère-t-il convaincre le « peuple » du Front populaire (FP) de le rallier au nom des combats communs partagés avec certains de ses dirigeants sous le règne de Ben Ali.
Mais cet appel a peu de chance d’être entendu. Non seulement parce que la «posture démocratique» de M. Marzouki s’est sérieusement érodée au fil des années au point d’apparaître souvent à la droite du parti islamiste, mais parce que les principaux dirigeants du FP ont exclu à maintes reprises toute ouverture envers les symboles de la défunte Troïka. Aussi, l’offre politique du candidat-président se fait plus que limitée. Car à part arguer de l’importance de son accès à Carthage, que peut-il offrir à ses alliés potentiels ?
En face, Béji Caïd-Essebsi paraît dans une meilleure position. Face à ses adversaires, comme à ses alliés, il dispose de la précieuse carte de la formation du futur gouvernement. D’ores et déjà, l’Union patriotique libre de Slim Riahi annonce son soutien au Président de Nidaa Tounes. Quant au parti Ennahdha, bien qu’il agite la carte d’une possible réévaluation de sa position de neutralité, il y a fort à parier qu’il n’en fera rien. De toute manière un alignement derrière leur ancien «allié» ne changera quasiment rien à la donne électorale, tellement M. Marzouki semble avoir fait déjà le plein des voix islamistes au premier tour. Avec l’appui, acquis, d’Afek Tounes, le principal enjeu pour Nidaa Tounes est d’obtenir celui du Front populaire qui s’est déjà prononcé par la voix de plusieurs de ses dirigeants contre toute alliance avec le président d’honneur du CPR.
Aussi, ce premier tour confirme le désaveu des représentants des principales formations de l’opposition dite démocratique au régime déchu. Les errements des dirigeants de ces partis, leur inconséquence, la faiblesse d’identification de leur matrice politique, l’archaïsme de leurs formations centrées autour de leurs chefs, leur manque d’ancrage populaire qui en fait des partis essentiellement citadins et élitaires, explique en partie cette déroute. Mais elle ouvre la voie à la restructuration d’un grand parti de gauche sociale et démocrate qui fait cruellement défaut dans le paysage politique tunisien.
À l’encontre de ceux qui prétendent que les Tunisiens ont reconduit l’ancien régime, le résultat enregistré par les anciens ministres RCD qui se réclamaient de l’étiquette destourienne se présente comme un démenti. Il atteste que les électeurs n’ont pas de nostalgie pour le régime déchu, quand bien même serait-il représenté par ceux qu’on dit les plus intègres et les plus compétents de ses ministres. Leur participation à ce scrutin, bien qu’elle était malvenue pour de nombreux Tunisiens et perçue comme une provocation, a l’avantage de révéler à tout un chacun, à commencer par les concernés eux-mêmes, leur poids politique dans cette Tunisie qui se cherche encore mais semble avoir une idée fort précise sur sa destination.